L'oiseau et le faucon ( tiré de « Souvenirs d'enfance » d'Ernest Renan)
Un des anciens bouddhas antérieurs à
Cakya-Mouni atteignit le nirvana d'une étrange manière. Il vit un jour
un faucon qui poursuivait un petit oiseau. « Je t'en prie, dit-il à la bête
de proie, laisse cette jolie créature ; je te donnerai son poids de ma
chair. » Une petite balance descendit incontinent du ciel, et
l'exécution du marché commença. L'oisillon s'installa commodément
dans un des plateaux ; dans l'autre le saint mit une large tranche de sa
chair ; le fléau de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le
corps y passa tout entier ; la balance ne remuait pas encore. Au
moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le
plateau, le fléau s'abaissa enfin, le petit oiseau s'envola, et le saint
entra dans le nirvana. Le faucon, qui, après tout, avait fait une bonne
affaire, se gorgea de sa chair.
Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d'innocence
que notre triste planète recèlera toujours, quels que soient ses
épuisements. Le faucon est la part [80] infiniment plus forte
d'égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage
rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux
avides qui, tandis qu'ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent
en repos, ainsi que ce qu'il aime. Les balances descendues du ciel sont
la fatalité : on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part ; mais, au
moyen de l'abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lui échappe,
car elle n'a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient
tranquille dès que la vertu, par ses sacrifices, lui procure des
avantages supérieurs à ceux qu'il atteindrait par sa propre violence.
Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu'il y en ait ; ainsi, au prix
de l'abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui
est de jouir en paix de l'idéal.